Guadeloupe : séminaire sur la notion de "Peuple"

Bruno - 6/12/2013
Image:Guadeloupe : séminaire sur la notion de "Peuple"

@ La Casa del Tango - Jarry
jeudi 12 décembre à 19 heures

A la suite des échanges autour du livre de Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, le prochain séminaire de la Casa del Tango se tiendra le jeudi 12 décembre.

Jacky Dahomay nous invite à réfléchir, débattre et échanger sur la notion de peuple - Qu’est-ce qu’un peuple ? - à partir d’une réflexion de Jacques Rancière, philosophe émérite, et de son texte, L’introuvable populisme, que vous pouvez lire ci-dessous.

Rendez-vous le 12 décembre, à 19 heures, pour réfléchir sur la notion de peuple : "ces séminaires ont pour but de constituer un lieu de réflexion, de recherches et d’études, dans la contradiction - sans aucun doute - et à nous aider à éclairer le réel" (Jacky Dahomay).

"Il n’y a pas de voix du peuple. Il y a des voix éclatées, polémiques, divisant à chaque fois l’identité qu’elles mettent en scène."
— Les Scènes du peuple, Horlieu, 2003

L’introuvable populisme*

Par Jacques Rancière

Qu’est-ce qu’un peuple ?

Il ne se passe pas de jour où l’on n’entende en Europe dénoncer les risques du populisme. Il n’est pas pour autant facile de saisir ce que le mot veut exactement dire. Il a servi, dans l’Amérique latine des années 1930 et 1940, à désigner un certain mode de gouvernement, instituant entre un peuple et son chef un rapport d’incarnation directe, passant par-dessus les formes de représentation parlementaire. Ce mode de gouvernement dont Vargas au Brésil et Perón en Argentine furent les archétypes a été rebaptisé « socialisme du vingt-et-unième siècle » par Hugo Chavez. Mais ce qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de populisme en Europe est autre chose. Ce n’est pas un mode de gouvernement. C’est au contraire une certaine attitude de rejet par rapport aux pratiques gouvernementales régnantes.

Qu’est-ce qu’un populisme, tel que le définissent aujourd’hui nos élites gouvernementales et leurs idéologues ? A travers tous les flottements du mot, le discours dominant semble le caractériser par trois traits essentiels :

• un style d’interlocution qui s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses notables

• l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique

• une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers

Il est clair pourtant qu’aucune nécessité ne lie ces trois traits. Qu’il existe une entité appelée peuple qui est la source du pouvoir et l’interlocuteur prioritaire du discours politique, c’est ce qu’affirment nos constitutions et c’est la conviction que les orateurs républicains et socialistes d’antan développaient sans arrière-pensée. Il ne s’y lie aucune forme de sentiment raciste ou xénophobe.

Que nos politiciens pensent à leur carrière plus qu’à l’avenir des citoyens et que nos gouvernants vivent en symbiose avec les représentants des grands intérêts financiers, il n’est besoin d’aucun démagogue pour le proclamer. La même presse qui dénonce les dérives « populistes » nous en fournit, jour après jour, les témoignages les plus détaillés. De leur côté, les chefs d’État et de gouvernement parfois taxés de populisme, comme Berlusconi ou Sarkozy, se gardent bien de propager l’idée « populiste » que les élites sont corrompues.

Le terme « populisme » ne sert pas à caractériser une force politique définie. Au contraire il tire son profit des amalgames qu’il permet entre des forces politiques qui vont de l’extrême droite à la gauche radicale. Il ne désigne pas une idéologie ni même un style politique cohérent. Il sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple.

Car « le peuple » n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités : peuple ethnique défini par la communauté de la terre ou du sang ; peuple troupeau veillé par les bons pasteurs ; peuple démocratique mettant en œuvre la compétence de ceux qui n’ont aucune compétence particulière ; peuple ignorant que les oligarques tiennent à distance, etc.

La notion de populisme construit, elle, un peuple constitué par l’alliage redoutable d’une capacité –la puissance brute du grand nombre– et d’une incapacité –l’ignorance attribuée à ce même grand nombre.

Le troisième trait, le racisme, est essentiel pour cette construction. Il s’agit de montrer à des démocrates, toujours suspects d’« angélisme », ce qu’est en vérité le peuple profond : une meute habitée par une pulsion primaire de rejet qui vise en même temps les gouvernants qu’elle déclare traîtres, faute de comprendre la complexité des mécanismes politiques, et les étrangers qu’elle redoute par attachement atavique à un cadre de vie menacé par l’évolution démographique, économique et sociale.

La notion de populisme effectue à moindres frais cette synthèse entre un peuple hostile aux gouvernants et un peuple ennemi des « autres » en général.

Pour cela elle doit remettre en scène une image du peuple élaborée à la fin du XIXe siècle par des penseurs comme Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, effrayés par la commune de Paris et la montée du mouvement ouvrier : celle des foules ignorantes impressionnées par les mots sonores des « meneurs » et menées aux violences extrêmes par la circulation de rumeurs incontrôlées et de frayeurs contagieuses.

Ces déchaînements épidémiques de foules aveugles entrainées par des leaders charismatiques étaient évidemment fort loin de la réalité du mouvement ouvrier qu’ils visaient à stigmatiser. Mais ils ne sont pas davantage appropriés pour décrire la réalité du racisme dans nos sociétés. Quels que soient les griefs exprimés tous les jours à l’égard de ceux qu’on appelle immigrés et notamment des « jeunes des banlieues », ils ne se traduisent pas en manifestations populaires de masse.

Ce qui mérite le nom de racisme aujourd’hui dans notre pays est essentiellement la conjonction de deux choses. Ce sont d’abord des formes de discriminations à l’embauche ou au logement qui s’exercent parfaitement dans des bureaux aseptisés, hors de toute pression de masse. C’est ensuite toute une panoplie de mesures d’État : restrictions à l’entrée du territoire, refus de donner des papiers à des gens qui travaillent, cotisent et paient des impôts en France depuis des années, restriction du droit du sol, double peine, loi contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la frontière ou de démantèlement de campements de nomades.

Certaines bonnes âmes de gauche se plaisent à voir dans ces mesures une concession malheureuse faite par nos gouvernants à l’extrême droite « populiste » pour des raisons « électoralistes ». Mais aucune d’entre elles n’a été prise sous la pression de mouvements de masse. Elles entrent dans une stratégie propre à l’État, propre à l’équilibre que nos États s’emploient à assurer entre la libre circulation des capitaux et les entraves à la circulation des populations. Elles ont en effet pour but essentiel de précariser une partie de la population quant à ses droits de travailleurs ou de citoyens, de constituer une population de travailleurs qui peuvent toujours être renvoyés chez eux et de Français qui ne sont pas assurés de le rester.

Ces mesures sont appuyées par une campagne idéologique, justifiant cette diminution de droits par l’évidence d’une non-appartenance aux traits caractérisant l’identité nationale. Mais ce ne sont pas les « populistes » du Front national qui ont déclenché cette campagne. Ce sont des intellectuels, de gauche dit-on, qui ont trouvé l’argument imparable : ces gens-là ne sont pas vraiment français puisqu’ils ne sont pas laïques. La laïcité qui définissait naguère les règles de conduite de l’État est ainsi devenue une qualité que les individus possèdent ou dont ils sont dépourvus en raison de leur appartenance à une communauté.

Le récent « dérapage » de Marine Le Pen à propos de ces musulmans en prière occupant nos rues comme les allemands entre 1940 et 1944 est à cet égard instructif. Il ne fait que condenser en une image concrète une séquence discursive (musulman = islamiste = nazi) qui traine un peu partout dans la prose dite républicaine.

L’extrême droite dite « populiste » n’exprime pas une passion xénophobe spécifique émanant des profondeurs du corps populaire ; elle est un satellite qui monnaie à son profit les stratégies d’État et les campagnes intellectuelles distinguées.

Nos États fondent aujourd’hui leur légitimité sur leur capacité à assurer la sécurité. Mais cette légitimation a pour corrélat l’obligation de montrer à tout instant le monstre qui nous menace, d’entretenir le sentiment permanent d’une insécurité qui mêle les risques de la crise et du chômage à ceux du verglas ou de la formamide pour faire culminer le tout dans la menace suprême de l’islamisme terroriste. L’extrême droite se contente de mettre les couleurs de la chair et du sang sur le portrait standard dessiné par les mesures ministérielles et par la prose des idéologues.

Ainsi ni les « populistes » ni le peuple mis en scène par les dénonciations rituelles du populisme ne répondent-ils vraiment à leur définition. Mais peu importe à ceux qui en agitent le fantôme. Au-delà des polémiques sur les immigrés, le communautarisme ou l’islam, l’essentiel, pour eux, est d’amalgamer l’idée même du peuple démocratique à l’image de la foule dangereuse. Il est d’en tirer la conclusion que nous devons tous nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes. « Mieux vaut une république bananière qu’une France fasciste », disait un des plus sinistres slogans anti-lepénistes d’avril 2002.

Le battage actuel sur les dangers mortels du populisme vise à fonder en théorie l’idée que nous n’avons pas d’autre choix.

Jacques Rancière

Lire également sur Libération.fr :

Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante (Libération, 3 janvier 2011)

Carte 

* : Article initialement publié dans le journal Libération du 3 janvier 2011et récemment paru dans un ouvrage collectif.

-> La Casa del Tango
651 rue Alfred Lumière à Jarry
Guadeloupe

Jacques Rancière (né en 1940 à Alger) est philosophe français, professeur émérite à l’Université de Paris VIII (Saint-Denis).

Élève de Louis Althusser, il participe en 1965 à Lire le Capital avant de se démarquer rapidement de son ancien professeur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. En 1974, il écrit La Leçon d’Althusser, qui remet en cause sa démarche. À la fin des années 1970, il anime avec d’autres jeunes intellectuels comme Joan Borell, Arlette Farge, Geneviève Fraisse, le collectif Révoltes Logiques qui, sous les auspices de Rimbaud, remet en cause les représentations du social traditionnel et fait paraître une revue. (Les contributions de Jacques Rancière à cette revue ont été regroupées dans un ouvrage Les Scènes du peuple édité chez Horlieu en 2003).

Parallèlement, il se penche sur l’émancipation ouvrière, les utopistes du XIXe siècle (notamment Étienne Cabet) et commence à voyager régulièrement aux États-Unis. De ce travail naîtra sa thèse d’État parue sous le titre : La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier.

Un peu plus tard, dans Le Philosophe plébéien, il rassemble des écrits inédits de Louis Gabriel Gauny, ouvrier parquetier et philosophe. Au milieu des années 1980, il s’intéresse à un autre personnage peu conventionnel : Joseph Jacotot qui au début du XIXe siècle remit radicalement en cause les fondements de la pédagogie traditionnelle. Cette étude donnera lieu à une biographie philosophique : Le Maître ignorant, dans laquelle il pose le postulat de l’égalité des intelligences. Il s’intéresse ensuite à l’ambiguïté du statut du discours historique dans Les Mots de l’histoire (ouvrage qui ne put, pour des raisons de dépôt légal, paraître sous le titre initialement prévu par l’auteur, Les Noms de l’histoire). À la fin de cette période, Rancière, qui est également cinéphile, proche des Cahiers du cinéma, explore les liens entre esthétique et politique. Courts voyages au pays du peuple, sous la forme de trois nouvelles philosophiques est le premier ouvrage directement consacré à ce sujet.

Il a publié notamment La Nuit des prolétaires (Fayard, 1981), Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983) ; La Mésentente. Politique et philosophie (Galilée, 1995), Aux bords du politique (La Fabrique, 1998), Le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, 2000), La Fable cinématographique (Seuil, 2001), Malaise dans l’esthétique (Galilée, 2004), La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005).

— Wikipedia

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