Revue Asylon(s) n° 11 - mai 2013
De l’existence « en pays dominé »
Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ?
Dans ce numéro, essentiellement basé sur des travaux empiriques, les contributeurs ont eu le souci de marquer leurs analyses par un travail d’objectivation de la domination néo-coloniale à l’œuvre dans la France d’Outre-mer, du micro au macro.
C’est une approche sociologique, pour l’essentiel, combinant l’observation et les entretiens pour aborder une famille matrifocale caribéenne, un décor de plateau TV antillais, des rumeurs de quartiers à propos d’une catastrophe aérienne, des aménagements muséographiques avec des vidéos et des photos sur l’esclavage, des mouvements sociaux et politiques indépendantistes, une structure économique insulaire, les relations de genre dans la logique raciale tahitienne ou entre militaires et prostituées en Guyane...
Sommaire de le revue Asylon(s) numéro 11 (mai 2013)
Dossier
Marc Bernardot, Patrick Bruneteaux, "Quel colonialisme dans les DOM-TOM ? - Une introduction"
http://www.reseau-terra.eu/article1274.html
Ary Gordien, "Guadeloupe, l’après LKP : Anticolonialisme, identité et vie quotidienne"
http://www.reseau-terra.eu/article1275.html
Olivier Pulvar, "Montrer différemment pour se regarder autrement : la TOM, un « média éphémère » dans le mouvement social de 2009 en Martinique"
http://www.reseau-terra.eu/article1276.html
Dominique Chancé, "De l’anticolonialisme à la créolisation : les écrivains postcoloniaux des Antilles françaises"
http://www.reseau-terra.eu/article1277.html
Nicolas Roinsard, "Soixante ans de départementalisation à La Réunion : une sociologie des mutations de l’organisation sociale et de la structure de classe en contexte postcolonial"
http://www.reseau-terra.eu/article1278.html
Laura Schuft, "La « colonialité du pouvoir » en Polysésie française : de l’institutionnel à l’intime"
http://www.reseau-terra.eu/article1279.html
Françoise Guillemaut, "Genre et post-colonialisme en Guadeloupe"
http://www.reseau-terra.eu/article1280.html
Dorothée Serges, "Stratégies matrimoniales entre migrantes brésiliennes et envoyés métropolitains, où les effets du postcolonialisme sur les rapports de domination en Guyane"
http://www.reseau-terra.eu/article1281.html
Hamid Mokaddem, "Kanaky ou Nouvelle-Calédonie, souveraineté et indépendance dans l’ère post-coloniale"
http://www.reseau-terra.eu/article1284.html
Véronique Rochais, "La catastrophe aérienne du 16 août 2005 : de l’événement comme fait divers aux stratégies de construction identitaire martiniquaise"
http://www.reseau-terra.eu/article1285.html
Ulrike Zander, "La hiérarchie « socio-raciale » en Martinique Entre persistances postcoloniales et évolution vers un désir de vivre ensemble"
http://www.reseau-terra.eu/article1288.html
Recensions
Patrick Bruneteaux, Véronique Rochais, "Les voies et les voix des colonisés. Compte rendu de quatre ouvrages"
http://www.reseau-terra.eu/article1286.html
"Quel colonialisme dans les DOM-TOM ? - Une introduction"
Par Marc Bernardot et Patrick Bruneteaux
(texte sous licence Creative Commons)
Avec « féodalisme », « capitalisme », « Etat », « démocratie », « (néo)libéralisme », « totalitaire », « racisme », « (néo)colonial » et « post-colonial » font partie de ces méta-catégories qui semblent à la fois évidentes et par définition insatisfaisantes, parce qu’incapables de rendre compte des multiples déclinaisons qui les affectent. Ces mots valises ne sont pas uniquement des termes qualifiant un état social largement reconnu par les acteurs sociaux.
Qui en effet ignore ces substantifs, lesquels ont servi les puissants -pensons à l’archéologie de « l’orientalisme »- à penser leur propre monde ?
Ces mots ont été réinvestis dans le champ scientifique, lequel, à la différence de la physique, est contraint à opérer des procédures de transfert, à tout le moins de s’interroger sur le sens de l’usage d’une langue impériale [1]. Il faut importer le déjà-là, le traduire, le redéfinir, contourner des jugements véhiculés par ces marqueurs de qualités ou de défauts socialement construits. La science sociale opère sur l’historicité, un matériau saturé de sens. La tâche est d’autant moins facile que, dans l’espace occidental de sens commun, certains vocables sont justement disqualifiés, repoussés aux frontières du pensable ou de l’acceptable. Ainsi en est-il de cet ensemble composite de violences sociales que les chercheurs regroupent sous l’appellation « colonial ».
Par delà cette tâche de nettoyage du sens commun en vue d’opérations logiques d’intelligibilité, il s’agit bien d’une mise en abime. Celui qui s’aventure dans cette industrie du savoir doit désormais maîtriser une immense littérature sur le sujet, éparpillée sur les cinq continents. De multiples courants tamisent ce mot devenu concept/objet, le disséminent en écoles, sous-disciplines, comme une partie des cultural studies (analyses sociologiques) originellement anglaises (années 1960), les Subaltern studies (années 1980) initiées en Inde (analyses d’historiens), les post-colonial studies développées dans le monde anglophone et enracinées surtout aux USA (années 1990) (surtout des analyses de littérature comparée et d’historiens). A noter que ces courants s’imbriquent souvent, la pensée des Subalterns étant d’abord liée aux fondateurs des cultural studies au travers des analyses de mouvements sociaux et politiques des dominés, paysans ou ouvriers. Sarkar, Chatterjee ou Guha ont d’abord lu Gramsci mais surtout Hobsbawm ou Thompson [2]. C’est moins le colonial en tant que tel qui est au centre de leur œuvre que l’ambition de redonner toute son importance aux luttes ou insurrections « par le bas » des oubliés de l’histoire écrite par les élites aussi bien indiennes qu’anglaises. C’est cette « porte » qui ouvrira des travaux considérables sur les capacités de résistance des dominés, offrant à l’individualisme subjectiviste américain de la post-modernité le support idéal pour se rapprocher paradoxalement d’une pensée de la domination [3]. C’est surtout par le biais du « respect des minorités » que le multiculturalisme, le post-modernisme et les post-colonial studies s’aimanteront [4]. Si ces mouvements sociaux sont raccordés au souci d’intellectuels de gauche de refonder un nationalisme par « le peuple », le véritable ancrage avec le « post-colonial » n’est pas immédiat. C’est donc au travers de l’analyse des mouvements sociaux nationalistes que la première pensée post-coloniale anglo-indienne s’est structurée, avant l’entrée en scène de la littérature comparée impulsée par E. Saïd qui a rayonné depuis dans le monde anglo-saxon comme modèle de déconstruction des formations discursives [5] impériales. C’est dire que la pensée du colonial procède aussi de reconstructions ex post visant à donner une unité de ton à des mouvements de recherches qui tentaient de répondre à d’autres questions : celle d’une histoire faite par des intellectuels engagés contre une historiographie élitaire, aspirant à renouveler le marxisme au travers de la réhabilitation du politique, etc. Les questions liées à la domination coloniale anglaise n’existent qu’en arrière plan sous forme de luttes qui sont aussi nationalistes contre l’occupant.
Outre ces « grandes écoles », combinant les différentes facultés académiques (histoire, sociologie, anthropologie, psychanalyse, littérature…) avec des cadrages théoriques balayant toutes les dimensions de la « situation coloniale » (politiques nationales de conquête entre Etats et minorités, raciologie idéologique, analyses structurales des modes de production, analyses des classes socio-raciales, formes de résistances, espaces relationnels biopolitique au travers de la trilogie corps/sexualité/espace domestique, etc.), il faut ajouter la variété des postures des scientifiques. Il y a ainsi plusieurs générations de chercheurs au sein de ces écoles, avec des inflexions et des bifurcations très nettes [6]. Enfin, mentionnons l’atypicité de certaines postures. Par exemple, en France, C. Chivallon est la seule chercheuse à tenter d’importer le courant anglo-saxon des analyses « diasporiques des Amériques noires », courant qui, par l’entremise de S. Hall, rejoint aussi les cultural studies.
Dans ce numéro, essentiellement empirique, les contributeurs ont d’abord eu le souci de marquer leurs analyses par un travail d’objectivation de la domination coloniale, du micro au macro. Ils se distinguent en cela des post-colonial studies ou des Subaltern studies, concentrés sur l’archive ou l’exégèse littéraire. C’est une approche sociologique, pour l’essentiel, combinant l’observation et les entretiens. Ce décalage, au regard des piliers fondateurs du régime de pensée sur le « colonial », explique en grande partie la difficulté de s’appuyer sur des cadres de pensée qui n’ont pas servi à décortiquer une famille matrifocale caribéenne, un décor de plateau TV, des rumeurs de quartiers à propos d’une catastrophe aérienne, des aménagements muséographiques avec des vidéos et des photos, un mouvement social, une structure économique insulaire, les relations de genre dans la logique raciale tahitienne ou entre militaires et prostituées en Guyane. Parfois, un hiatus est manifeste entre ce que R. Bertrand qualifie de « textualisme », de « misérabilisme sociologique » sans parler de « la prétention de faire parler le silence des dominés » [7] d’une part et, d’autre part, ce que nous avons voulu offrir comme données tangibles sur le « néo-colonialisme » dans une approche matérialiste où « les gens » sont rencontrés en chair et en os. Tout en étant redevable de l’apport de ces approches fondamentales, si importantes du point de vue de la critique de l’eurocentrisme, il faut bien reconnaître que l’ancrage contemporain des Postcolonial studies, sur la période actuelle, mis à part les travaux sur les représentations collectives et la mémoire sociale, demeure encore à l’état de commencements.
En dépit de cet orphelinat tout relatif sur le « présent », il demeure que la pensée du colonial déborde largement ces courants récents, pensée dans laquelle nous avons abondamment puisé. Depuis le colonialisme, des intellectuels comme des scientifiques ont analysé la réalité qui se présentait sous leurs yeux. Et, sans forcément s’inscrire dans un courant ou un autre, de nombreux scientifiques ont offert des résultats édifiants du point de vue de l’impression du rapport colonial sur les cadres de la vie collective, les types de relations socio-raciales comme sur les dynamiques individuelles. Présentons rapidement quelques grands repères qui font sens dans ce numéro pour situer la place et l’ambition de ce dossier d’Asylon (s).
Un des courants les plus proches du méta-cadre de TERRA est sans conteste celui qui, dans le paradigme des Amériques noires, s’inspire du marxisme de l’aliénation et des logiques foucaldiennes de dispositifs de savoir/pouvoir si brillamment prolongées par les travaux d’A.L. Stoler et des historiens qui s’en inspirent [8]. Ces approches en termes de corsetage des pratiques et des représentations, cerclant les corps dans le microcosme domestique où les « races » se frôlent, forment un socle dont la respiration est assurée par les apports de la première génération des Cultural studies (Thompson, Hoggart, Willis), de la sociologie des classes populaires en France ou aux USA (Ecole de Chicago et ses descendants dont E. Anderson ou E. Liebow). Sans vouloir ici ressusciter une fois de plus les recherches déterministes affirmant l’action aliénante de la métropole, notamment sur le plan culturel, avec les effets d’une école assimilationniste [9], il faut bien reconnaître cette inspiration plutôt que de la laisser à l’état de présupposé implicite. Les recherches portant sur les Antilles ont très tôt pensé la situation locale au prisme des consciences en souffrance. Le colonial, c’est d’abord un mode de soumission global à la métropole qui fonctionne dans la dépossession de soi, une sorte d’identité imposée qui culmine avec Peau noire masques blancs, ce dédoublement mimétique dont H. Bhabba a récemment documenté une de ses figures en montrant comment se maintient un rapport inégal du point de vue identitaire [10]. Autrement dit, si l’on prend l’exemple de l’habitus et des idéologies, les analyses d’un F. Fanon, d’un A. Memmi ou d’un M. Leiris (plus mesuré) sont-elles toujours d’actualité, notamment la culture aliénée du colonisé ? Ou bien assiste-t-on au dépassement du cadre colonial et de l’européocentrisme, tant dans les structures que dans les représentations « combatives » d’une « intégrité culturelle » symboliquement défendue, à la Martinique, par le plaidoyer d’A. Césaire -« Discours sur le colonialisme »- selon E. Said lui-même ? S’il est vrai qu’aujourd’hui, tant par les colloques domiens portant sur l’esclavage ou le colonialisme, que par les manifestations de commémoration de l’abolition de l’esclavage et les mouvements culturels multiples (dont L’éloge de la créolité de Chamoiseau, Confiant et Glissant), une analyse « post-coloniale » du paysage idéologique ou identitaire indiquerait les transformations à l’oeuvre dans le monde « ultra-marin » rebelle, un simple rappel de la situation monopolistique du journal France-Antilles détenu par le groupe Hersant suffit à contrebalancer structuralement l’argument d’un pays désaliéné par ses minorités intellectuelles actives. L’anthropologue D.A. Murray parle toujours, dans le domaine identitaire, de « profonde aliénation » [11] dans la période accompagnant la venue de la Départementalisation depuis 1946, dans la lignée d’autres chercheurs comme J. Benoist, F. Affergan, F. Gresle, A. Armet, sans oublier F. Fanon ou E. Glissant. Sans doute la situation semble-t-elle bien différente en Nouvelle-Calédonie où l’aspiration à l’indépendance des Kanaks est contrariée par leur position minoritaire dans la population en âge de voter (H. Mokkadem). C’est dire que, si l’articulation entre colonialisme et aliénation est une « entrée » très suivie dans le monde de la recherche antillaise ou française (nous distinguons à dessein les deux provenances) sur les Antilles, elle ne saurait rendre compte de toutes les situations des « DOM/TOM ». Cependant, au-delà de ces variations, le terme « aliénation » en tant que tel pose problème. Il peut être perçu à bon titre comme trop normatif, culturaliste et réifiant, trop connoté aussi politiquement. Surtout, devant la richesse des travaux qui réhabilitent les niches de résistance, de contournement, de braconnage des « victimes », il est plus que nécessaire de « reposer » le poids spécifique des incorporations, « possessions » et autres acculturations des peuples colonisés. Néanmoins, à la différence des analyses culturalistes de la « Black Atlantic » (P. Gilroy [12]) ou des cultural studies à la S. Hall, originaire de Guyane, il est sain de rappeler l’utilité de travaux en termes de violences extrêmes et de classes socio-raciales, lesquelles rendent la compréhension des divisions ou des résistances plus facile à pondérer. Fétichiser « la culture noire », américaine ou caribéenne, dans la langue, la religion, la musique ou l’oralité, c’est surdimensionner l’autonomie des niches culturelles dont un des avatars s’incarne dans la notion de « cultures voyageuses » chères à J. Clifford, avatar dont la quintessence est atteinte avec les « ethnoscape » de A. Appadurai ou les hybridations transnationales associées à « l’universalité marchande de la société de l’information » [13] et les « assemblages globaux » à partir des normes néolibérales [14] . Contre ces objets planétaires [15], il faut sans doute redescendre sur terre et poursuivre une logique de vérifiabilité des propos et d’ancrage matérialiste [16]. Dans ce numéro, on reconnaîtra la démarche classique d’une science sociale arrimée à l’intention de mettre en valeur des données empiriques. Surtout, une des dérives du postcolonialisme associé à la question de la race est de confiner l’analyse du pouvoir à la seule question des conflits entre des « races » abstraitement appréhendées au regard de la couleur et des représentations collectives autour du phénotype, ou liés aux rapports coloniaux binaires entre les colons européens et les colonisés noirs. Dans la dernière période, s’en tenir aux supports culturels qui rapprochent les anciens colonisés en situation migratoire vers les métropoles depuis la seconde diaspora (des Caraïbes vers les Amériques ou l’Europe), c’est simultanément homogénéiser, de manière populiste, « la culture noire » et oublier trois évidences matérialistes : d’une part que ces migrations ne se réalisent pas au nom de la culture commune -comme l’envie de se retrouver au carnaval de Notting Hill !- mais en fonction de problèmes d’existence matérielle liés à l’absence structurelle d’emploi dans les ex-colonies affectés encore à la monoculture d’exportation (alors qu’à la Martinique les 40 % de terres occupées ne produisent que 8 % du PIB) ; problèmes qui proviennent ainsi de la pérennisation de structures économiques néocoloniales. D’autre part, que les Noirs forment des groupes divisés au sein de rapports de classe qui clivent les relations entre les Noirs eux-mêmes [17] de part le mode de fonctionnement même du colonialisme ; enfin, que cette vision « culturelle » enchante l’analyse d’une entité homogène abstraitement étudiée hors des rapports de pouvoir dans les champs du pouvoir : l’économique, le politique et aussi le culturel lui-même à l’intérieur desquels -et cela les historiens indiens des Subaltern Studies l’ont amplement démontré- les bourgeois « natives » ont largement négocié avec les colons leurs privilèges ainsi que les conditions de l’indépendance. C’est une faille des Cultural studies centrées sur le post-colonial, accentuant d’autant plus « la culture » que celle-ci est renvoyée avant tout à l’agencéité, à la résistance, au contournement et aux inventions des « Noirs », marginalisant, au travers de l’accent mis sur l’hybridité, les réalités toutes crues des ségrégations et des inégalités socio-raciales [18]. Penser les « Noirs », c’est d’abord retrouver ces grandes segmentations néocoloniales entre Noirs et Mulâtres qui sont largement disséquées par les sociologues américains ou caribéens. C’est simultanément penser la manière dont l’ordre colonial les a divisés pour régner et cerner les procédés populaires de mise à distance de cet ordre dans la fabrique culturalo-identitaire d’un soi réhabilité, du rap au bélé, du reggae au carnaval, du steel band à la sorcellerie, du créole au désengagement des formes eurocentrées du travail et de l’économie [19], du coup de main aux marronnages spatiaux, du rastafarisme aux nouvelles religions, des mouvements sociaux aux commémorations. La culture noire, c’est avant tout une culture populaire noire contre le néocolonialisme. Le LKP, en Guadeloupe, c’est d’abord la puissance des réseaux sociaux et culturels, autant que les forces syndicales, en coupure radicale avec les forces politiques bourgeoises « noires » instituées. Ainsi, parler de ces « cultures » sans les renvoyer aux sujétions et oppressions maintenues ferait tomber l’analyse dans le culturalisme ou, pire, dans cette tendance individualiste et subjectiviste de la dernière génération des cultural studies [20].
Tous ces dispositifs de contournement ou de réinvention d’un autre soi (nommés actuellement « agency », « résilience », « résistance », « autonomie », « marges de manœuvre », « marronnage », « subjectivity », « appropriation » [21], etc) se doivent d’être confrontés tant aux modèles de vie sous contraintes (cadre de dépendance à la métropole, élites locales inféodées) qu’aux idéologies à l’œuvre. Dans une identique veine culturaliste redevable en partie [22] aux dispositifs de savoir/pouvoir foucaldiens - encore que l’aliénation puisse traverser tous les régimes d’action, l’économique, le politique ou le culturel - les travaux pionniers d’E. Saïd relatifs à l’orientalisme insistent aussi sur une forme de domination culturelle : l’imposition de cadres cognitifs, notamment idéologico-littéraires (en fait tout penseur, qu’il soit savant, écrivain, diplomate ou voyageur) qui informent d’abord l’Occident de sa prétention impériale à la supériorité culturelle. Sans pouvoir préjuger de leur impact sur les différentes catégories de populations locales - en l’occurrence ici arabes ou asiatiques - ces normes idéologiques occidentales se sont d’abord étayées sur une pseudo pensée rationnelle des « autres » assurant en fait l’hégémonie symbolique des premiers tout en laissant « l’orienté » dans le silence et l’invisibilité. Pour les « DOM », dans la période récente, ce serait plutôt le contraire (sur le plan littéraire), ce qui explique la dette politique de Saïd à l’égard de Césaire ou Fanon. La virulence de la pensée noire, de la négritude à la créolisation, en passant par la myriade de romanciers critiques indépendants, ne laisse plus aucune place à ce qui fut la pensée assimilationniste mulâtre jusqu’aux années 1940, sauf dans le domaine politique où l’assujettissement idéologico-statutaire est encore la norme. Ainsi, ce qui n’existe plus dans l’ordre du « littéraire » peut se déployer ailleurs, dans l’absence de projet politique [23] (Réunion, DFA), dans la mainmise de l’école républicaine, dans le mécénat des « arts » par les Békés, à l’instar du riche clan Hayot à la Martinique et sa fondation sur l’habitation Clément qui soutient essentiellement des artistes noirs. Il reste que c’est dans l’ordre de la tension, de la lutte symbolique, mais aussi des luttes décalées, que la situation des « DOM/TOM » est à penser. A l’opposé de la traçabilité littéraire, l’oralité créole ou canaque peut facilement neutraliser un support qui recourt à la langue du colon. Les ressources des langues vernaculaires interrogent les contre-poids populaires aux registres de dominants qui, recourant aux canaux dominants, ne peuvent atteindre, sauf à employer la contrainte (comme l’école obligatoire en France) les circuits de la communication à l’intérieur des couches « indigènes ». On se gardera ainsi de tomber dans un intellectualocentrisme qui fait passer la critique des usages dominants de la pensée dominante, dont l’orientalisme, la pensée assimilationniste [24], le républicanisme d’oblitération des luttes des subalternes, pour un cadre universaliste censé rendre compte de l’ensemble des traumas symboliques des peuples colonisés. Penser une formation discursive, ce n’est pas lui conférer un pouvoir agissant essentialiste et mécanique sur tous les colonisés indistinctement.
Ce cadre de tensions entre l’hégémonie et l’agencéité, entre l’idéologie et la résistance culturelle, entre les inculcations officielles et les modes de vie vernaculaires nous introduit bien dans une des dimensions fondamentales de l’objet retenu : le colonial se mire davantage dans les ruptures et les frontières entre le réel imposé et les altérités subies (groupes socio-raciaux avec leur hiérarchie et leurs jeux en cascades de disqualification) ou reconstruites (« la culture » de résistance) que dans les identités officielles « françaises » proclamées dans le droit ou les pratiques institutionnelles, à commencer par cette illusion des « DOM/TOM ». Le colonial, autant que le totalitaire, joue avec les jeux de position entre les textes/pratiques publics et les textes/pratiques cachés, ce qui se lit exemplairement avec le surgissement inattendu de cette télévision marron au cœur du mouvement de 2009 (Olivier Pulvar). C’est dire que la science sociale occidentale linéaire du social -en dépit des analyses sur le conflit collectif ou les espaces de dissidences des classes populaires- est peu armée pour aborder le monde colonial qui, comme l’ont traqué les historiens anglais et indiens puis comme les créolistes l’ont mis en forme romanesque, est un monde peu objectivable de formes non objectivées de contre-mesures (au sens de la marine), brouillard flottant et difficilement perceptible de l’oralité, de la rumeur, de l’anonymat collectif, de l’ironie, de l’invisibilité, de l’allusion, bien plus que de styles institués comme le gwo ka, le steel band ou même les formations carnavalesques, largement folklorisées par les élites noires elles-mêmes en quête d’une marchandisation de leur culture « touristicable » [25]. Les stratégies complexes des prostituées brésiliennes en Guyane française, entre instrumentation du corps et perspective d’accroche matrimoniale, est une autre invitation à cette démultiplication floue des perspectives des personnes prises dans ce carrefour d’options (Dorothée Serge).
Ces premières touches autour de l’aliénation et de l’hégémonie culturelle contestée invitent plus globalement à inscrire ce numéro dans une réflexion « post-coloniale » (puisque tel est le référentiel dominant actuellement mais le lecteur aura compris que la préférence syntagmatique est : « néocoloniale ») sur les « violences structurales » et leurs répliques dissidentes dans :
– les mouvements sociaux souvent identitaires et racialisés (Ary Gordien, Olivier Pulvar)
– la structuration en classes socio-raciales souvent segmentées, tant dans les positions de pouvoir professionnelles ou institutionnelles (Dominique Chancé, Nicolas Roinsard)
– les logiques matrimoniales d’appariement difficile entre « races » (Laura Schuft)
– les structures familiales actuelles issues de l’esclavage (Françoise Guillemaut)
– les quartiers populaires de dissidence (William Rolle et Mylenn Zobda),
– les musées sous contrôle (Patrick Bruneteaux)
– les télévisions de marronnage (Olivier Pulvar)
– les logiques économiques de sous-développement chargées d’une histoire colonie/métropole qui continue d’affecter les situations locales (Hamid Mokkadem, Nicolas Roinsard)
– les malaises identitaires et les difficiles affirmations de soi (Ulrike Zander, Véronique Rochais, Dominique Chancé)
– les forces politiques indépendantistes muselées dans un appareillage faussement démocratique (Hamid Mokkadem)
Autant de perspectives fouillées dans ce numéro d’Asylon (s) qui, à l’image du réseau scientifique TERRA, accordent cette large place aux tensions, ruptures, frontières, contournements qui définissent en propre le colonial dans son devenir tendu et sans ordre collectif partagé.
Le numéro accueille ainsi des contributions qui mettent en lumière ces jeux de compartimentage et de réversibilité, faisant penser à l’Afrique du Sud, mais qui sont largement ignorés ou déniés dès lors que l’on s’invite de l’autre côté du miroir de « la patrie des droits de l’homme ». Par cette seule ambition déconstructiviste, tout en conservant une approche plurielle du fait des terrains et des focales multiples, ce numéro d’Asylon (s) plonge dans les coulisses du « colonialisme » français. Un colonialisme « post-colonial », autrement dit un néocolonialisme encastré dans la démocratie libérale (« départementalisation ») et les droits sociaux, dans la « reconnaissance » culturelle et les commémorations, dans l’autonomie politique et l’affirmation des spécificités de la vie locale, mais un colonialisme qui, dans ses grandes composantes structurales, n’a guère changé depuis le colonialisme de la République impériale. Des groupes socio-raciaux quasi-identiques, comme réifiés dans une structure « coloniale » qui ne passe pas, se reproduisent ainsi dans l’ensemble des zones « ultra-marines » de la France, de la Caraïbe à la Nouvelle-Calédonie en passant par la Réunion, la Guyanne ou Tahiti : les structures économique et politique demeurent proche du modèle de jadis où l’essentiel tient dans les mots « dépendance » et « sous-développement organisé » [26], « conflits raciaux » et « souffrances identitaires » [27] avec quelques variations tenant aux types de colonisation. Et c’est bien cette souffrance qui est génératrice de la culture, encore une spécificité coloniale où le culturel ressemble à une pharmacopée, entre le texte et le corps, l’occupation de l’espace et l’inversion transitoire, la transe et la danse.
Ces recherches post-coloniales structurales, socio-raciales, affectant le « tout monde », sont dès lors compartimentées sur les cinq continents. Penser les DOM, c’est devoir être écartelé entre des traditions théoriques renvoyant à des « aires culturelles » ou géographiques. Personne ne pense la Nouvelle-Calédonie dans la constellation des Amériques noires. Or, les « départements français d’Amérique », compartimentés dans l’aire géographique caribéen, prennent leur signification du processus impérial français, lequel impose dès lors une comparaison des sites sur l’ensemble des cinq continents. L’enjeu ici n’est pas d’offrir cette comparaison titanesque mais d’accepter ce défi de tenir à la fois l’entrée par le colonialisme/impérialisme français (les « DOM » ou « TOM » peu importe) et l’entrée par les constellations théoriques régionales. Penser les Antilles, par exemple, c’est indissolublement penser le marqueur français du colonialisme des Amériques avec les effets de la diaspora noire africaine dans les multiples configurations nationales (anglaises, hollandaises, espagnoles) puis régionales (avec les indépendances affectant la quasi-totalité des iles caribéennes).
Prenons comme point de repère le courant dit des « Amériques noires », synthétisé par C. Chivallon, lequel se polarise sur la diaspora noire africaine en Caraïbe ou plus largement sur les terres affectées par l’esclavage, de la Louisiane au Brésil. Il interroge les logiques de construction de mondes créoles, hybrides. Si l’on se rapporte à l’aire géographique caribéenne, on peut identifier un ensemble de travaux inauguralement anthropologique, depuis Les Amériques noires de R. Bastide (1967) ou l’œuvre de J. Benoist (1972), jusqu’à M. Giraud (1979), R. Price (1991), M.J. Jolivet (1992), J.L. Bonniol (1992), ou C. Chivallon (2004), cette dernière étant la seule à être institutionnellement géographe. Il s’agit d’identifier une aide culturelle spécifique marquée du sceau des violences extrêmes de la diaspora, de l’exploitation esclavagiste sur les plantations et de la résistance/créativité économique et culturelle d’un peuple créole syncrétique. Ces travaux, convergents, insistent sur les différentes formes de contraintes (déracinement, oppression économique, segmentations en castes, discriminations socio-raciales), mais travaillent surtout sur l’identification, en « anthropologie culturelle et sociale » de modes de vie et de cultures créoles spécifiques au bassin caribéen (cultures paysannes, marronnage, carnaval et pratiques culturelles diversifiées). Partir du concept de « diaspora des Amériques noires », c’est ainsi ne jamais oublier le colonialisme originel et ses effets de violences dans la reconstruction de soi des anciens esclaves. C’est bien cette dimension « extrême » que la classe politique républicaine veut forclore : comme le constate C. Chivallon, ces « DOM » « républicains » sont considérés comme normaux par les élites françaises mais aussi par les chercheurs, ce qui est bien plus grave : « N’est-il pas effectivement troublant que des peuples, dont la trajectoire rappelle à bien des égards celle d’autres populations dispersées à la suite d’événements traumatiques, se trouvent tenus à distance, en France, des problématiques formulées sur ces populations (en termes de diaspora) ? Cette rareté française de l’usage de ‘diaspora’ pour le monde noir peut faire penser à une application redevable de préconstruits ou de valeurs implicites. Il y a là matière à redouter un usage restrictif pour ne pas dire discriminatoire, nous répercutant une manière plus générale et certainement inconsciente d’envisager le monde noir des Amériques. Car l’histoire de celui-ci est plutôt brouillée par bon nombre de représentations pas très éloignées de l’exotisme paradisiaque ou encore tributaire d’un imaginaire colonial non révolu qui associe volontiers ces régions de conquête radicale à une douceur de vivre créole et en élimine la charge éminemment douloureuse (…) Résultat d’héritages culturels lourds qui laissent nos catégories et les représentations qui les accompagnent à l’état d’impensé » [28]. Ce point d’ancrage sur la situation des DOM aux Antilles révèle ce que chaque espace doit à ses propriétés socio-historiques spécifiques et à la manière dont le champ scientifique régional s’est structuré. Dans ce numéro d’Asylon (s), on ne saurait prétendre synthétiser ces courants multiples et foisonnants en vue de nous positionner très précisément dans un ensemble de courants ou de démarches précises. D’une part parce que les emprunts à différentes traditions ou spécialités nous conduisent à préférer une attitude en passerelle plutôt qu’en chapelle. D’autre part parce que les différentes contributions présentées ici s’inspirent de références multiples qu’il n’a pas été question de « discipliner ».
N’est-il pas dangereux, dès lors, de l’ordre de la surinterprétation, au vu de la multiplicité des courants théoriques, des situations régionales et, sans doute aussi, des stratégies variables du pouvoir central métropolitain dans le temps, de prétendre unifier la caractérisation française du « post-colonial » en parlant de « néocolonialisme » aujourd’hui ? Faudrait-il parler de « situations post-coloniales » là où G. Balandier parlait de « situation coloniale » comme le propose M.C. Smouts en 2007 [29] ? L’auteure nous dit : « A l’époque où Georges Balandier théorisait la notion de ‘situation coloniale’, fondement d’une nouvelle anthropologie politique, la légitimité des empires coloniaux était encore l’objet de débats virulents. Aujourd’hui, l’Etat colonial a perdu toute légitimité, il n’aura été qu’un moment. Avec lui ont disparu les traits les plus saillants de la ‘situation coloniale’ caractérisée par la domination dans un territoire donné d’une minorité européenne sur une ‘majorité indigène de civilisation différente’. Pour autant, les questionnements liés à la ‘situation coloniale’ n’ont rien perdu de leur utilité, pour analyser le passé, bien sûr, mais aussi pour comprendre le présent ». Cette phrase est particulièrement révélatrice d’un état d’esprit et, aussi, d’un aveuglement sur la situation du colonialisme français. Car, en effet, les « traits les plus saillants de la situation coloniale » ne subsistent-ils pas sur un territoire fort éloigné de ce qui s’appelle toujours « la métropole » et que les plus gênés appellent « l’hexagone » ? Ne se retrouvent-ils pas dans l’existence d’une « minorité européenne » dominant une « majorité indigène de civilisation différente » et qui atteint rarement les 5 % de la population dans ce qui se nomme bureaucratiquement « l’ultra-marin » dans la novlangue de Bruxelles et celle des technocrates français ? Si l’Algérie ou les « possessions » africaines sont désormais « indépendantes » du point de vue juridico-politique, il en est autrement des « Départements et territoire d’Outre-mer », construction politico-juridique qui ne suffit pas, loin de là, à modifier les structures sociales issues du colonialisme. Comment penser un colonialisme qui devient à la fois « colonial », « néo-colonial » et « post-colonial », autant d’emprunts hésitant reflétant l’embarras de C. Ghassarian (2007 : 383) ? Pire, cet ouvrage synthétique français sur la question du postcolonialisme n’aborde même pas la différence fondamentale entre le postcolonial dépassé politiquement (Afrique, Amérique du Sud, l’Asie et une partie de la Caraïbe) et le postcolonial en continuité politique avec la « métropole » : une partie résiduelle de la Caraïbe dont justement les « anciennes colonies françaises » devenues des « départements français d’Amérique ») ; tout cela en dépit d’une courte évocation à la situation des « Outre-mers » [30]. Pour l’essentiel, les auteurs abordent le rôle des intellectuels dans les espaces « post-coloniaux », les résistances populaires, les courants théoriques, dont le post-colonialisme et le post-modernisme, les effets psycho-culturels du traumatisme. Il n’y a presque rien sur les formes de domination sédimentées dans les structures économiques, les formats politiques et la déclinaison raciale des groupes sociaux.
Le monde colonial est une formation sociale complexe qui est née de systèmes sociaux non démocratiques (royautés autoritaires de l’Ancien régime) et s’est maintenue dans les Etats occidentaux dits « démocratiques ». C’est donc à l’articulation du non-droit et du droit, des pratiques de gouvernementalité contraintes et des pratiques sociales individuées dans l’espace des libertés publiques (liberté d’aller et venir dans le projet social) que la réflexion sur les propriétés contemporaines du « colonial à l’occidental » s’inscrit épistémologiquement. Or, la question se pose de savoir comment cette plaque pluri-séculaire a été affectée, travaillée, recomposée par les institutions et pratiques sociales dites démocratiques (libertés civiles, publiques, liberté d’entreprendre…). Les sociétés anciennement coloniales domiennes doivent-elles être qualifiées de coloniales sous prétexte qu’elles sont inauguralement « créoles » et devenues « résidus de l’Empire » alors qu’elles se seraient alignées sur le mode de fonctionnement des formations sociales métropolitaines actuelles ? Ou bien est-il envisageable de les qualifier ainsi parce que l’ancien mode d’infrastructure socio-économico-politique perdurerait de multiples façons ? Et il perdurerait soit sous des formes maintenues ou soit sous des formes transfigurées mais non point disparues. De fait, la question peut légitimement être soulevée : s’il est clair, d’entrée de jeu, qu’il n’est pas possible de parler de système colonial à l’identique, donc « entièrement colonial », peut-on à bon droit traiter des « résidus » ou des « formes actuelles » de colonialisme qui subsisteraient sous le vocable « colonial » ? A supposer que ces « restes visibles » ou ces dimensions souterraines soient identifiables, de quel colonialisme pourrait-on alors parler dans un cadre sociétal qui ne s’épuise pas à être colonial ? Anciennes possessions de l’Empire français, ces territoires demeurent français selon une formule nouvelle de « départementalisation » ou de « territoires » -mais une identique réflexion comparée sur le statut « d’Etats associés » (aux USA ou à la Couronne britannique) donnerait du matériau à une pensée renouvelée de l’impérialisme- qui fait figure d’exception tant en Caraïbe que dans une comparaison plus globale des colonialismes anglais, hispaniques ou hollandais. La politique d’assimilation de l’Etat républicain a eu pour effet de brouiller les pistes, en faisant comme si ces espaces coloniaux pouvaient devenir magiquement des extensions de l’Etat français. D’ailleurs, R. Ivekovic fait observer que, enseignante à Paris VIII et proposant un cours sur F. Fanon et le colonialisme, des étudiants martiniquais sont venus la voir pour protester de leur statut de français à part entière [31]. Scène révélatrice de l’imbrication complexe des habitus des « Antillais » dans le cadre colonial français. Cette question du ressenti, des représentations, des dispositions ambivalentes, montre que la compréhension des logiques structurelles néo-coloniales doit se découpler dans les deux directions classiques des structures institutionnelles et des structures mentales. Comment penser cette configuration spécifique du colonialisme français, à la fois marqué par les processus de décolonisation (recul du racisme, démocratisation, autonomisation politique) et le maintien de cadres politiques, économiques et sociaux traversés par les anciennes logiques de domination « métropolitaine » (économie agricole tournée vers la métropole, maintien du rattachement politique, dépendance financière, acculturation) ? Comment rendre compte des intensités de cette tension en référence à des espaces insulaires travaillés par des logiques souvent spécifiques : par exemple l’opposition entre l’ostracisation territoriale de Canaques minoritaires aspirant à une indépendance électoralement impossible et la transplantation d’Africains majoritaires prisonniers d’une ambivalence entre attachement statutaire et revendications de différences culturelles ?
Résidus de l’empire colonial français, toujours inféodés politiquement dans la « nation française », les DOM offrent apparemment le cadre idéal pour interroger une perspective renouvelée du colonialisme dans des espaces insulaires détachés de la « métropole ». Rattachés à l’Etat français, les anciens territoires coloniaux devenus départements français assez récemment (1946 sur le papier) se prêtent particulièrement bien à une hypothèse de continuité coloniale. Si la plupart des colonies britanniques, néerlandaises ou espagnoles de la Caraïbe sont devenues formellement « indépendantes » [32], les territoires de l’Empire français ne se sont pas affranchis de la tutelle politique ancienne. Si l’impérialisme peut qualifier les premières, le colonialisme pourrait offrir un cadre de pensée pour les seconds. L’objet « monde colonial » peut ainsi être travaillé à partir d’une interrogation de sa survivance dans les espaces sociaux d’entre-deux qui, comme la France, maintiennent le lien politique colonial (absence d’indépendance à l’opposé de nombreuses îles anglophones ou hispanophones, absence d’ailleurs largement appuyée par les « structures dispositionnelles » des Antillais telles qu’elles se voient à l’œuvre lors d’élections statutaires) tout en ayant aligné la colonie sur des statuts d’équivalence (départementalisation en 1946, fonctionnement des institutions démocratiques). Jusqu’à ces 20 dernières années, en France notamment, spécifiquement en science politique, la partition sacrée -donc de sens commun- entre « totalitarisme », « autoritarisme » et « démocratie » interdisait de penser les niches autoritaires en démocratie et donc de penser les « Départements français d’Amérique » ou les « Régions ultra-marines » dans la logique de cette tension conceptuelle. Depuis les années 2000, plusieurs travaux ont montré la porosité de cette frontière, en particulier dans le champ des études relatives à l’espace ou aux effets du colonial dans sa phase démocratique [33]. Si les spécialistes du bassin caribéen ou des espaces coloniaux sont moins dupes que les chercheurs généralistes ou centrés sur les mondes occidentaux, par ce qu’ils observent du monde (néo)colonial dans sa phase contemporaine, cet effet de censure se lit tout de même, semble t-il, dans la préférence pour des termes tels que « créolisation », « diaspora » ou « post-colonial ». Il apparaît que, au moins pour clarifier les positions, l’approche frontale de l’objet « Quel colonialisme aujourd’hui dans les DOM ? » trouve ici une pertinence minimale. Au mieux, ce dossier sera l’occasion de proposer de nouvelles perspectives théoriques et de mettre en lumière des travaux inédits sur un monde social encore largement vu par les « métropolitains » à travers les lunettes de l’« univers paradisiaque », vision que le mouvement social de 2009 a largement entamé.
Comment localiser le « colonial » dans ces sociétés-là ? Les contributions offrent un va et vient permanent entre les échelles d’analyse. Selon les enseignements de M. Burawoy ou d’A.-L. Stoler, le travail sociologique localisé ne prend sens que dans le croisement entre le micro corporel et le structural, l’intime et l’institutionnel, le monographique régional et le transnational, le local et les forces plus générales qui le traversent [34]. Si le cadrage théorique autour du « colonial » ne peut être séparé de l’analyse située, dans les « DOM/TOM », des forces coloniales internationales qui ont façonné localement le visage des relations entre les colons et les colonisés, il faut cependant s’appesantir sur les ancrages spécifiques du fonctionnement social colonial, entre les routines interactionnelles, publiques, domestiques, corporelles territorialisées d’une part et, d’autre part les cadres globaux du politique, de l’économique, du symbolique institutionnalisé. Appareillages généralistes qui renvoient à la colonisation dans ses cadres structuraux. Mais appareillages aussi qui peuvent se penser à partir des interférences avec les autres systèmes « post-coloniaux » ou impérialistes régionaux. En Caraïbe, la peur d’Haïti n’en finit pas d’influer sur le vote assimilationniste des Antillais français, renforcée par les vagues de migrants sainte-luciens et dominicais sous-prolérarisés.
D’où des contributions qui croisent ce double objectif du local/impérial :
– dans la microphysique des relations sociales (alliances matrimoniales en pays racialisé, format du genre, sens de la prostitution, représentations coloniales de l’autre),
– dans les appareillages institutionnels (détermination de la cellule familiale, économie plantationnaire, structures des partis, cadres muséographiques, transferts financiers depuis la métropole),
– dans les résistances informelles ou déclarées (positions des intellectuels, espaces de marronnage, effets de retraduction sociale populaire d’une catastrophe aérienne, mouvement de 2009).
On se propose donc de formuler l’hypothèse d’un cadre colonial persistant mais largement transformé [35] tant du fait des accommodements imposés par la délégitimation de la domination directe des colonies que du maintien plus subtil des cadres de fonctionnement colonial. Dans le cadre de la pensée des formes ou pratiques maintenues ou transfigurées du « cadre colonial », l’enjeu de ce numéro a trait à l’articulation des deux mondes, aux formes de révélation du régime colonial dans les structures sociales actuelles au travers d’un examen fouillé des différents univers sociaux : domestique/public ; ordinaire/conflictuel ; corporel/relationnel ; personnel/collectif. Comment la matrice socio-historique de l’esclavage et des inégalités structurelles socio-raciales continue d’œuvrer dans les structures comme dans les habitus, et ce, d’autant plus que certains groupes sociaux se maintiennent quasiment en l’état ? Le numéro vise ainsi à favoriser une invitation scientifique décomplexée dans le spectre colonial entre reproduction et transfigurations en déclinant ces interrogations sur le spectre le plus large possible des gammes de l’existence « en pays dominé » [36].
REVUE Asylon(s)
N°11, mai 2013, Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ?, [en ligne / accès libre]
URL de référence : http://www.reseau-terra.eu/rubrique286.html
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